
Zola Émile – Édouard Manet : Cette petite étude, parue en revue en 1866 puis reprise séparément sous forme de pamphlet en 1867, frappe tant par sa verve que par sa clairvoyance. Zola fut en effet l’un des premiers à reconnaître l’originalité révolutionnaire d’un peintre qui, très tôt, osa s’affranchir des canons esthétiques de son temps pour représenter le monde à travers son propre « tempérament ». De Manet, l’écrivain salue la liberté artistique, le choix des grands formats, d’ordinaire réservés à la peinture historique, religieuse ou mythologique, le refus aussi de toute idéalisation [Voisin-Fougère 27-28]. Mais c’est surtout la qualité abstraite de ses compositions [Saquin] que Zola ire — ses premiers plans larges et solides, ses arrière-fonds tout en délicatesse, sa « peinture claire et grave qui rend la nature avec une brutalité douce » et ses « pans de lumière » qui ponctuent ses toiles de leur « note blonde ». Au fil des pages, l’hommage à Manet se double ainsi d’un vibrant plaidoyer en faveur de l’art moderne. L’essai se conclut cependant sur un réquisitoire musclé dans lequel Zola dénonce le conformisme esthétique du Second Empire. Il s’en prend particulièrement au jury du Salon officiel, l’accusant de favoriser le classicisme idéalisant (à la Bouguereau ou Cabanel) qui plaît tant à Napoléon III, au détriment d’un modernisme dont Manet est alors l’un des principaux fers de lance.
Si la troisième et dernière partie du texte de Zola sonne un peu comme un J’accuse avant la lettre, c’est qu’avant l’affaire Dreyfus, il eut l’affaire Manet et que cette polémique auréole le peintre d’une notoriété dont il se erait bien. Car Manet ne se contente pas de privilégier la peinture en plein air et les sujets tirés du monde contemporain. La franchise avec laquelle il aborde la nudité féminine et la prostitution heurte les bienséances et cause de violentes controverses que la presse attise en s’en faisant l’écho. En 1863, lorsque Le Déjeuner sur l’herbe est exposé au Salon des refusés, l’œuvre suscite l’hilarité du public et de la critique. Lorsque Olympia est finalement acceptée au Salon de 1865, le peintre est personnellement attaqué et son œuvre traînée dans la boue par les journaux. Indigné devant tant de bêtise et d’injustice, Zola se jette à son tour dans la mêlée pour défendre le peintre contre ses nombreux et puissants détracteurs.
En prenant fait et cause pour une figure aussi illustre, l’écrivain de 26-27 ans cherche assurément à se faire un nom [Lethbridge 10]. À l’époque en effet où il entame son étude (1866), Zola est pauvre et peu connu. Pour suppléer à son maigre salaire d’employé chez Hachette, il travaille comme journaliste et critique d’art. C’est une tâche pour laquelle il est idéalement situé, car depuis son arrivée à Paris en 1858, il fréquente assidûment les meilleurs artistes de sa génération — son ami d’enfance Paul Cézanne, mais aussi Pissarro, Monet, Renoir et bien d’autres encore, qui l’initient aux nouvelles tendances de l’art. S’il ne connaît encore Manet que par ses œuvres (les deux hommes ne se rencontreront qu’en janvier 1867), son affinité pour le grand précurseur de l’art moderne n’en est pas moins réelle, car « tout conduit le peintre et le jeune écrivain l’un vers l’autre : les relations communes, et, sinon l’identité de tempérament, le même dédain des conventions » [Mitterand 495]. En soutenant Manet contre la meute de ses critiques, en s’efforçant d’ouvrir les yeux du public sur la beauté audacieuse de ses œuvres, c’est dès lors un peu son propre génie que Zola défend. Manet lui en saura gré et lui rendra hommage quelques mois plus tard en exécutant son magnifique Portrait d’Émile Zola que l’on peut irer aujourd’hui au musée d’Orsay.
[Sources principales : Marie-Ange Voisin-Fougère, « Préface », L’Œuvre (Livre de Poche/LGF 1996, 5-56) ; Robert Lethbridge, Looking at Manet (Paul Getty Museum 2013, 2018, 7-19) ; Henri Mitterand, Zola, Volume 1 (Fayard 1999, 403-433) ; Michèle Saquin, « Les combats de la modernité : Zola critique », Zola (Bibliothèque nationale de /Fayard 2002, 36-41).]
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